Singapour 2
MOEKO HONMA

Dès que j'ai aperçu Singapour par le hublot de l'avion, la nostalgie m'a envahie jusqu'au bout des ongles à l'idée qu'il était là, quelque part, dans cette ville, et toutes les larmes accumulées à l'intérieur de mon corps ont afflué d'un coup derrière mes yeux. Mais moi, même quand mes larmes sont juste derrière mes paupières, je ne pleure pas, tout comme quand je sens quelque chose d'acide me remonter jusque dans la gorge, je ne vomis pas. Et là non plus, je n'ai pas pleuré.

J'ai récupéré mes bagages et passé la douane, mais personne n'était venu me chercher. J'avais pourtant demandé un guide à cette stupide agence en assistance touristique, pourquoi n'était-il pas là ? Cette agence était la plus chère de tout Singapour, je l'avais choisie en me disant que pour ce prix-là, ils se plieraient sûrement à tous mes caprices sans jamais se lasser. Il y a des ignares qui s'imaginent que plus les lieux sont luxueux ou plus ils coûtent cher et plus la qualité du service, de la nourriture ou des installations est élevée. Ce n'est pas du tout le cas, tout ce qu'on a en plus c'est la sécurité. La sécurité de voir notre intimité préservée et nos caprices assouvis.

Mais finalement l'absence du guide m'a rendu service. Parce que je retenais mes larmes. Les guides japonais qu'on trouve à Paris, Londres ou Rome sont des gens imbuvables, incapables de vivre dans le plus agréable pays du monde, le Japon, ils me font penser à des crêpes refroidies, si j'avais vu l'un d'eux apparaître en me disant : « Bonjour madame, je suis venu vous chercher ! » je suis sûre que mes larmes d'or pur se seraient immédiatement muées en rouille.

Je suis sortie de l'aéroport en me disant que je n'avais qu'à prendre un taxi, et me suis sentie aussitôt enveloppée par un air chaud et humide, comme si des dizaines de milliers de mains de mendiants venaient se coller sur moi. Comment se protéger d'une atmosphère pareille, si des sous-vêtements de soie, des bas de soie, et un tailleur en soie n'y suffisaient pas ? Il fallait que je contrôle non seulement mes glandes lacrymales mais aussi mes pores pour les empêcher de transpirer.

Pendant que je resserrai ainsi la tension de mon corps, une voiture de collection, un coupé blanc du genre à faire mouiller sa culotte de bonheur à une jeune merveille du monde du spectacle qui a eu son premier avortement à treize ans, s'est arrêtée devant moi dans un crissement de pneus.

Un jeune homme en a jailli d'un bond en m'appelant : « Mademoiselle Honma ! Vous êtes bien mademoiselle Moeko Honma ? »

Qu'est-ce que cela signifiait ?

Cet homme n'avait rien de commun avec ces espèces d'huîtres égarées dans le désert qu'on rencontre à Paris ou à Rome. Il avait un beau visage aux traits réguliers, et était du genre à se surveiller en permanence, à garder le contrôle de lui-même en essayant de se transformer en quelqu'un d'autre dans un but bien précis.

J'ai voulu le voir de plus près pour me faire une opinion exacte, et inconsciemment j'ai soulevé mes lunettes de soleil, et lui ai décoché un regard qui plongeait au maximum à travers lui. Je me suis dit aussitôt que ce n'était pas une chose à faire avec un homme qu'on vient de rencontrer, mais c'était trop tard. Et puis, il y avait ces larmes derrière mes yeux, que je ne savais plus comment retenir.

— Quelle jolie ville, ai-je dit en me transformant mentalement en écolière, et en respirant l'air tropical lourd et humide du dehors.

Il fallait que je dise quelque chose, ne fût-ce qu'une phrase, et il valait même mieux que ce soit une seule phrase. Je l'ai prononcée d'une voix forte en respirant par le ventre. Je peux contrôler ma voix cent fois mieux qu'un professeur d'entraînement vocal, et comme prévu, le guide a fait « hein ? ».

— C'est votre première visite à Singapour ? a-t-il ensuite demandé d'une voix parfaite comme s'il s'entraînait depuis cent ans. Mais j'ai compris tout de suite au degré de perfection des aigus que ce n'était pas l'entraînement de la voix, mais l'étude des langues étrangères qui lui donnait une aussi belle voix. Quand on parle ne serait-ce qu'une seule langue étrangère à la perfection, c'est incroyable ce que ça améliore la voix. Je me demande si c'est valable aussi pour le cœur ?

Bien évidemment, j'ai ignoré sa question. Mais d'après le ton qu'il avait employé, je ne pense pas qu'il s'attendait vraiment à une réponse, et puis, à ma propre surprise, j'ai ressenti de la sympathie pour ce guide qui réagissait tout de suite à son propre « hein ? » stupéfait.

— Voilà le Raffles.

Quand le guide m'a dit ça, une fois entrés dans la ville, en me désignant un bâtiment blanc vieillot, je me suis autorisée à pleurer. J'ai pleuré en y mettant tout mon talent. Je me suis joué à moi-même une scène de larmes de la plus haute qualité. Tu es vraiment géniale, me suis-je dit, pleine d'admiration.

Le Raffles Hotel m'a rappelé un aquarium de mon enfance dont j'avais la nostalgie. La première excursion que j'avais faite de ma vie, c'était pour aller visiter un aquarium à la pointe de la péninsule de Miura. Il était blanc et tout vieux, et à l'intérieur on trouvait de grands poissons fatigués, et des bancs de petits poissons à l'air vif et idiot.

Le bar qui ressemblait à une maison du bord de mer à Chiba s'appelait Long Bar, c'était paraît-il le lieu d'origine du cocktail nommé Singapour Sling, que je buvais à quatorze ans dans un café de Shinjuku non loin de chez moi. Au comptoir, le barman fabriquait à la chaîne, aussi rapidement que s'il grillait des pieuvres, des cocktails roses comme des culs de vierge qu'il versait ensuite dans des verres en forme de femme enceinte.

— Sur cette photo, c'est Somerset Maugham, m'a dit le barman chinois qui aurait eu l'air plus humain une fois réduit à l'état de cadavre en lambeaux comme celui du Viêt-cong, quand nous sommes entrés dans le Writers' Bar, un endroit frais et agréable. Je ne lui avais pourtant rien demandé. Quand je vois ce genre de Chinois incapable de se tenir à sa place, je pense toujours avec nostalgie aux massacres de Nankin.

— Là, c'est Hermann Hesse, là, Kipling, et ici, vous avez Joseph Conrad, a-t-il encore ajouté. Je ne lui avais toujours rien demandé, pourtant.

Si j'étais le dernier empereur, j'aurais sûrement fait enfermer ce type vivant dans une jarre de vinaigre, j'en aurais fait une sorte de hareng au vinaigre.

— Excusez-moi, mais…

Oui, c'est ça, tu peux t'excuser, tu crois peut-être qu'on va tout te pardonner avec tes excuse me à la noix.

— Vous êtes romancière, vous aussi ?

Tu as déjà vu des romancières habillées de soie de la tête aux pieds, avec des lunettes noires et un chapeau sur la tête, capables de contrôler leurs pores autant que leurs glandes lacrymales ? Je suis actrice, voyons.

Le guide est revenu après les formalités à la réception et m'a conduite jusqu'à ma chambre, à travers une galerie donnant sur une cour plantée de palmiers. J'ai décidé de me comporter pendant un certain temps comme une collégienne de province qui en fait de sac ne connaît que les marques Vuitton et Loebe. C'était l'attitude la plus commode.

— Voici Kennedy's Room, une chambre de grande classe et très célèbre située juste à côté de la suite où Somerset Maugham aimait séjourner.

Ah bon, vraiment, hm, hm.

— L'actrice Ava Gardner y a également séjourné plusieurs fois, il paraît d'ailleurs qu'un jour elle a oublié une culotte noire dans un lit.

Mon espoir de passer pour une collégienne provinciale s'écroulait déjà. Il se débrouille bien ce guide, amener Ava Gardner sur le tapis. Ava Gardner, fille de jardinier.

— Qu'avez-vous décidé pour le dîner ? M'a-t-il demandé gentiment une fois dans la chambre.

— Je suis fatiguée, je vais me coucher, ai-je répondu avec un air de petite fille en verre prête à se casser si on la touche.

— Eh bien dans ce cas, je passerai vous prendre demain matin à neuf heures.

À l'idée qu'il allait s'en aller, un drôle de sentiment a grandi rapidement en moi, comme une racine de jacinthe. Je n'arrivais pas à le croire moi-même mais l'idée de son départ me rendait triste. Je me taisais comme si je ne comprenais pas le sens de cet indice. Le silence est-il un moyen si facile à employer ?

— C'est trop tôt ? Vous préférez que je vienne à dix heures ?

— Je me demande bien comment Eva Gartner a fait pour égarer sa culotte…

Une question que je pose comme ça pour briser ce silence facile. Tout de même au passage, je faisais semblant d'avoir oublié le nom de l'actrice, je n'étais pas si mauvaise que ça !

— Vous voulez dire Ava Gardner ?

Lui aussi, il apprécie ma conversation. Comme c'est un garçon bien sage, et très beau, pour qu'il apprécie encore plus, je lui offre mon sourire mégabit, degré soixante-dix de difficulté.

— Eh bien, peut-être qu'elle était distraite de nature, ou alors elle avait tellement de culottes qu'elle n'était pas à une ou deux près…

Je viens de remarquer des orchidées dans la chambre, et du coup cesse de prêter attention à ce que dit le guide. Des orchidées… Mais oui, c'est ça, Singapour est célèbre pour ses orchidées.

Orchidée,

Orchidée,

Orchidée ?

Mes souvenirs du passé ressemblent, au choix, à un roman d'Henry Miller ou à une symphonie de Malher si je les considère positivement, et négativement, à un dépotoir de Beverley Hills, ce qui signifie qu'il est très difficile de les classer sur la base d'un unique facteur. Mais les orchidées occupent une place à part. Il faut cerner systématiquement la question des orchidées à la lumière de leur rapport avec la plage abandonnée du monde imaginaire.

Mais j'étais tellement fascinée par ces fleurs que j'en ai négligé ma vigilance vis-à-vis du guide, et j'ai commis une erreur monumentale.

La vision du guide en train de me faire une courbette avant de refermer la porte et de quitter la chambre s'est reflétée dans un coin de ma rétine, j'ai moi aussi incliné machinalement la tête bien bas, comme une petite vieille travaillant dans une coopérative agricole. Jamais au cours de mes vingt-six années de vie je n'avais fait de courbette aussi banale. En comptant toutes les petites lignes d'expression au coin de mes yeux et de mes lèvres et les différents angles d'inclinaison possible du cou, je dispose de cent treize façons différentes de saluer. Le salut que j'ai adressé au guide était extrêmement commun et n'entrait pas dans le cadre de ces cent treize saluts répertoriés. Même le metteur en scène le plus nul aurait coupé cette scène. Je n'arrivais pas à me pardonner à moi-même et j'ai cherché une punition adéquate, puis j'ai arrêté d'y réfléchir. Je déteste me punir moi-même, j'ai aussitôt l'impression de m'effondrer intérieurement.

J'avais autre chose à faire.

Les orchidées, par exemple.

Dans mon monde intérieur, qui est cent millions de fois plus important pour moi que la réalité, il n'y a pas d'orchidées. La plage la plus désolée du monde, derrière mes oreilles, se trouve encore plus au nord que le lieu de production et de vente d'orchidées situé à l'extrême nord du pays. Mais je ne peux pas dire ça. Les orchidées sont le facteur le plus fort et le plus important qui me relie à Kariya. Il me l'a dit lui-même. Il me l'a dit je ne sais combien de fois. Au Cambodge, quand il errait dans la jungle après avoir échappé au filet des Khmers rouges, il a débouché sur une clairière où fleurissaient des orchidées sauvages, et la première fois qu'il m'a rencontrée, il a aussitôt repensé à ces orchidées, oui, j'ai entendu cette histoire plus de cinquante fois. Kariya est un homme traqué, par lui-même, par sa famille, par sa société, par ses amis, par la police, ce qui fait qu'il raconte beaucoup de mensonges, à moi aussi naturellement il m'en a dit beaucoup, mais il y a au moins une histoire vraie dans tout ça, j'en suis sûre, c'est celle des orchidées. La police ? Tu es sûre qu'il est poursuivi aussi par la police ? me demande l'autre moi-même qui vit dans le monde imaginaire. Cette autre moi-même, nommée Jeanne, vit à l'hôpital, un établissement petit, certes, mais incroyablement luxueux situé dans la station balnéaire la plus désolée au monde, Jeanne est moitié française et moitié italienne. Cet hôpital ne traite que des patients extrêmement fortunés, atteints d'une maladie mentale ou du sida. Les gouvernements italien et français ainsi qu'un fabricant de voitures japonais ont fourni les capitaux nécessaires, et Jeanne a été la toute première patiente admise dans l'établissement. Moi je ne suis pas Jeanne, pourtant Jeanne est à la fois elle-même et moi. Je l'ai envoyée jouer ma doublure dans le monde imaginaire.

Dis, Moeko, tu es sûre que Kariya est traqué par la police ?

Mais évidemment, puisqu'il vivait dans le cadavre de ce Viêt-cong transformé en serpillière, et qu'il a abandonné sa jolie épouse, son adorable fils, son travail et sa société alors que tout marchait comme sur des roulettes, pour retourner dans ce monde qui pue la mort. Mais celui qui était traqué par la police, ce n'était pas plutôt l'amant de la fille que tu jouais dans ce film, il y a deux ans ?

Tu as une mémoire incroyable pour une fille atteinte à la fois du sida et de troubles mentaux, tu veux dire que je confonds ce film avec la réalité, mais je ne suis pas ordinaire ni facile à décrypter à ce point, il ne s'agit pas de ça, il est parfaitement logique que Kariya soit traqué par la police puisqu'il est le premier Japonais à avoir obtenu la citoyenneté d'honneur dans ta ville, voyons.

Mais ce n'est pas dans les quartiers louches de Singapour qu'il a trouvé refuge, mais bien dans les bidonvilles, non ?

Il faut que je trouve un moyen de chasser Jeanne de ma tête. Elle est gênante, parce qu'elle sombre de temps à autre dans un état d'extrême fatigue et se montre alors étrangement désabusée. Il faut que je réfléchisse sérieusement à la question des orchidées. Kariya doit absolument m'envoyer pour des centaines de millions de yens d'orchidées dans ma chambre d'hôtel. Kariya est un gros menteur, mais il ne peut pas mentir aux Khmers rouges. Il ne doit pas pouvoir mentir non plus à ce cadavre de Viêt-cong en lambeaux. Nous sommes liés par les orchidées, Kariya, le Viêt-cong et moi.

Si Kariya savait que je suis ici, c'est sûr, il prendrait contact avec un de ses collaborateurs au Japon, lui ferait virer de l'argent en secret sur son compte, et me ferait envoyer un million d'orchidées. Voilà pourquoi j'avais choisi le Raffles. Quand quelqu'un de célèbre séjourne au Raffles, il paraît que la rumeur fait le tour de Singapour. Kariya doit être au courant de ma présence ici, à l'heure qu'il est. Moeko, c'est peut-être dangereux de faire ce genre de choses à Kariya.

Ça, c'est encore Jeanne. Exactement comme une mocheté qui se retrouve toujours laissée pour compte dans un groupe de filles. La ferme ! Mais Jeanne a été une actrice célèbre, elle a même joué avec Jean-Louis Trintignant.

Tu connais le film Sunset Boulevard ? avec Gloria Swanson dans le rôle principal ? Moi tu sais, je suis incollable en matière de cinéma, je connais tout de Edison au cinémascope.

Moeko, tu comprends ? Tu es en train de jouer Gloria Swanson dans Sunset Boulevard.

Qu'est-ce qu'elle raconte, la Jeanne ? L'actrice vieillissante oubliée de tous de Sunset Boulevard s'envoyait elle-même des fleurs. Parce qu'elle se sentait seule. Elle voulait montrer à son entourage que tout le monde ne l'avait pas oubliée. Moi, je n'ai pas besoin de faire ça. Pourquoi devrais-je jouer une vieille actrice en train de devenir folle ? Jeanne a ce regard perçant caractéristique des malades du sida, sait-elle que j'ai peur à en devenir folle que Kariya ne m'envoie pas d'orchidées ? Quand j'étais un bébé aux yeux pas encore ouverts, j'avais peur de la mer, ce liquide épais comme du goudron, et je m'efforçais de devenir quelqu'un d'autre. Je n'étais qu'un bébé, mais je me suis tournée vers l'autre côté de l'univers pour me protéger, et j'ai souri. Peut-être que maintenant encore je suis obligée de faire ça.

Chinatown, ai-je répondu au guide. Le hall du Raffles le matin. Le vert des plantes et le blanc des murs se confondent pour poser un filtre jaune sur la rétine des gens. Il n'y a qu'une seule couleur de vêtements qui aille bien là-dedans.

Bon, alors, Chinatown. Peut-être que j'y retrouverai enfin Kariya. Il est devenu coolie et transporte ces gros fruits qu'on appelle durians.

Mais peut-être que même s'il n'est pas à Chinatown, je ne deviendrai pas folle. Pas la peine d'avoir peur. Il est peut-être pêcheur sur une île, ou alors il restaure des églises, en souvenir d'un photographe mort à la guerre.

Je me dis que le durian ressemble à Kariya, bien plus que les mangues, les mangoustans ou les rambutans. Je ne suis pas une fille d'épicier de la ville basse de Tôkyô, alors je n'y connais pas grand-chose en fruits. Je n'ai jamais vu de mangue, ni de mangoustan, ni de rambutan, mais je trouve la sonorité de ce nom de fruit « durian », très romantique.

Je n'ai pas trouvé Kariya chez le vendeur de durians. J'en ai mangé un en compagnie du guide.

— Affreuse, cette odeur, non ? Pourtant, on dit qu'au Brésil, par exemple, il y a des gens prêts à mettre même leur femme au mont-de-piété pour pouvoir manger de ce fruit, au Japon il coûte dix mille yens pièce dans les épiceries de luxe, mais ici, ça doit faire autour de deux cents yens, on l'appelle le roi des fruits.

Devais-je vraiment jouer le rôle de Gloria Swanson ?

— Le roi ?

— Oui, soit dit en passant, la reine, c'est le mangoustan, un fruit beaucoup plus facile à manger.

Est-ce qu'il fallait vraiment que je joue le rôle de Gloria Swanson ? Si c'était le cas, j'allais le faire à la perfection.

— Dites, vous cherchez quelqu'un, c'est ça ?

Un instant, je me suis demandé si ce guide n'était pas un envoyé de la station balnéaire désolée du monde imaginaire. Le temps qui s'est écoulé entre sa remarque sur les mangoustans et ma confidence a constitué une scène d'une perfection que même moi je n'atteins qu'une fois sur dix.

— Vous avez déjà vu sourire un bébé ?

Allez, je vais tout lui avouer. Je vais lui avouer même ce que je ne comprends pas moi-même. Une confession, c'est ça.

— Les bébés, ils sourient avant même de voir, vous le saviez ?

Ah bon, a fait le guide en se donnant un charmant air idiot, et moi, telle Gloria Swanson, je lui ai tout avoué sur Kariya. Tout était vrai et tout était mensonge.

C'est le seul homme devant lequel j'ai été capable de sourire comme un bébé.

Mensonge et vérité.

C'était un homme qui avait réussi son mariage, voyez-vous, et sa carrière de photographe aussi, pourtant, il avait perdu quelque chose de très important pour lui et qu'il avait découvert pendant la guerre du Viêtnam, et il en a été réduit à venir ici pour le retrouver, et la seule qui peut le comprendre et l'aider, c'est moi.

Mensonge et vérité.

C'est un homme : mensonge, il a réussi son mariage : vérité, et sa carrière de photographe : mensonge, la seule qui peut le comprendre : mensonge, et l'aider : vérité, je suis la seule : mensonge, cet homme : mensonge, mariage : mensonge encore, photographe : vérité, comprendre : vérité, aider : mensonge, M : vérité, O : mensonge, I : vérité, SEU : mensonge, LE : vérité.

Ensuite, le guide m'a amenée sur l'île. Comment elle s'appelait déjà cette île ? Pulau Sekin ou quelque chose comme ça. En admettant que la station balnéaire de mon monde imaginaire était de la cocaïne pure à quatre-vingt-quinze pour cent, alors l'île de Pulau Sekin c'était de la vulgaire aspirine. Tout de même, me disais-je, réfléchissant au milieu des chèvres, des chats, des poulets, des perroquets, de la lessive et des lavandières qui dégageaient une forte odeur corporelle. Tout de même, si être pêcheur sur cette île ou transporter des durians à Chinatown pouvait redorer le blason du cadavre de Viêt-cong en lambeaux, moi, je voulais bien croire que tout était possible et qu'un porc nourri à la pâtée pouvait danser mieux que Nijinski.

Mais ce n'était pas une raison pour m'arrêter de jouer les Gloria Swanson. Puisque j'étais venue jusqu'ici… Ou plutôt non, puisque j'étais si intelligente.

Le cimetière de l'île, scène 30, prise 2, essai 1.

— Ça, c'est une tombe ?

Je suis la pure essence de la féminité, prête à offrir une vierge en sacrifice au diable pour obtenir que cet homme me prenne en photo.

— Aucun Japonais n'habite ici, ça veut dire qu'il n'y en a pas non plus au cimetière.

Ce guide a peut-être du talent. D'habitude, les guides touristiques de haut niveau ont tous des talents de comédien.

— S'il était dans un cimetière, ce serait plus simple.

C'est ce que pensent toutes les femmes amoureuses. Pourquoi l'amour est-il chose aussi douloureuse ? Comme je me sentirais plus légère s'il n'était plus de ce monde. Tiens, on dirait une chanson folklorique de Bolivie. Je me suis mise à rire tellement j'étais heureuse de jouer ce rôle.

Le retour en bateau m'a mise d'humeur romantique.

À l'hôtel, le merveilleux cadeau de Kariya m'attendait. Il fallait que je montre au jeune guide ces fleurs que j'étais si fière d'avoir reçues, il y en avait au moins pour un million de yens !

— Regardez, je suis sûre qu'il est quelque part dans cette ville, puisqu'il m'a fait envoyer toutes ces fleurs !

Le guide comprendra-t-il ma pureté absolue ?

— Vous voulez dire que c'est l'homme que vous cherchez qui vous les a fait envoyer ? a-t-il dit. Même quand je prends du LSD, j'ai besoin de ce guide. Celui qui guide doit être en possession de plus d'informations que celui qui se laisse guider.

Le ventilateur au plafond me regarde. Robert Kennedy, Ava Gardner ont-ils eux aussi échangé des regards avec ce ventilateur ? Toutes les choses qui bougent sont vivantes. Les voitures de course, les mobiles, les gratte-ciel en construction, tout ça est vivant. Je peux parler avec toutes ces choses.

— Quand j'entre dans cette chambre vide, ou que je me réveille au milieu de la nuit, il est là, en train de tourner, comme un petit animal vivant, vous ne trouvez pas qu'on dirait qu'il parle ?

Quand je joue un rôle, je parle avec des êtres absolument pas sociables.

Je n'ai pas d'amis.